Textes
Des grands classiques, des moins connus, des inédits...
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, sur les Amérindiens : ces derniers nous en apprennent beaucoup sur ce que nous devons être...Ces immenses déserts n’étaient pas cependant entièrement privés de la présence de l’homme ; quelques peuplades erraient depuis des siècles sous les ombrages de la forêt ou parmi les pâturages de la prairie. À partir de l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’au delta du Mississipi, depuis l’océan Atlantique jusqu’à la mer du Sud, ces sauvages avaient entre eux des points de ressemblance qui attestaient leur commune origine. Mais, du reste, ils différaient de toutes les races connues : ils n’étaient ni blancs comme les Européens, ni jaunes comme la plupart des Asiatiques, ni noirs comme les nègres ; leur peau était rougeâtre, leurs cheveux longs et luisants, leurs lèvres minces et les pommettes de leurs joues très saillantes. [...]
L’état social de ces peuples différait aussi sous plusieurs rapports de ce qu’on voyait dans l’ancien monde : on eût dit qu’ils s’étaient multipliés librement au sein de leurs déserts, sans contact avec des races plus civilisées que la leur. On ne rencontrait donc point chez eux ces notions douteuses et incohérentes du bien et du mal, cette corruption profonde qui se mêle d’ordinaire à l’ignorance et à la rudesse des mœurs, chez les nations policées qui sont redevenues barbares. L’Indien ne devait rien qu’à lui-même ; ses vertus, ses vices, ses préjugés, étaient son propre ouvrage. Il avait grandi dans l’indépendance sauvage de sa nature. La grossièreté des hommes du peuple, dans les pays policés, ne vient pas seulement de ce qu’ils sont ignorants et pauvres, mais de ce qu’étant tels ils se trouvent journellement en contact avec des hommes éclairés et riches. [...] Cet effet fâcheux du contraste des conditions ne se retrouve point dans la vie sauvage : les Indiens, en même temps qu’ils sont tous ignorants et pauvres, sont tous égaux et libres. Lors de l’arrivée des Européens, l’indigène de l’Amérique du Nord ignorait encore le prix des richesses et se montrait indifférent au bien-être que l’homme civilisé acquiert avec elles. Cependant on n’apercevait en lui rien de grossier ; il régnait au contraire dans ses façons d’agir une réserve habituelle et une sorte de politesse aristocratique. Doux et hospitalier dans la paix, impitoyable dans la guerre, au-delà même des bornes connues de la férocité humaine, l’Indien s’exposait à mourir de faim pour secourir l’étranger qui frappait le soir à la porte de sa cabane, et il déchirait de ses propres mains les membres palpitants de son prisonnier. Les plus fameuses républiques antiques n’avaient jamais admiré de courage plus ferme, d’âmes plus orgueilleuses, de plus intraitable amour de l’indépendance, que n’en cachaient alors les bois sauvages du Nouveau-Monde. Les Européens ne produisirent que peu d’impression en abordant sur les rivages de l’Amérique du Nord ; leur présence ne fit naître ni envie ni peur. Quelle prise pouvaient-ils avoir sur de pareils hommes ? l’Indien savait vivre sans besoins, souffrir sans se plaindre, et mourir en chantant. Comme tous les autres membres de la grande famille humaine, ces sauvages croyaient du reste à l’existence d’un monde meilleur, et adoraient sous différents noms le Dieu créateur de l’univers. Leurs notions sur les grandes vérités intellectuelles étaient en général simples et philosophiques. [...] Chose bizarre ! il y a des peuples qui sont si complètement disparus de la terre, que le souvenir même de leur nom s’est effacé ; leurs langues sont perdues, leur gloire s’est évanouie comme un son sans écho ; mais je ne sais s’il en est un seul qui n’ait pas au moins laissé un tombeau en mémoire de son passage.
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Août 2022
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