Textes
Des grands classiques, des moins connus, des inédits...
Extraits d'un discours donné aux diplômés d'HEC en 2016, prononcé par l'actuel PDG de Danone. J'ai décidé de vous parler de quelqu'un qui est né en 1965 à Grenoble. Un petit garçon qui a eu une vie très pleine : une adolescence compliquée, turbulente ; qui a fait une fugue, qui a trouvé un petit boulot comme ouvrier dans les travaux publics, travaillant l'hiver au bord des routes. Qui, un jour, a décidé de reprendre les études, a passé son bac... Et puis là, premier accident : il a été interné en hôpital psychiatrique. Il en est sorti. Il aimait la terre, il aimait l'agriculture, il aimait les paysans : il a décidé de devenir ingénieur agronome. Il l'est devenu, il a commencé à travailler... Deuxième accident : il a été à nouveau interné en hôpital psychiatrique. Il n'a plus jamais travaillé comme vous et moi. Il est devenu jardinier, il a passé beaucoup de temps sur la place du quartier avec sa guitare, et il est devenu l'ami de ceux qui se lèvent très tôt le matin. Il est devenu l'ami des éboueurs qui passent à 4h du matin en leur préparant des thermos de café, des vieilles dames qui avaient du mal à traverser avec leur cabas en revenant du marché, et de tout un tas de gens.
Et puis un jour, il a décidé de rentrer au pays. Il est retourné dans son village des Hautes-Alpes retrouver ses amis agriculteurs ; le matin il faisait du fromage à la laiterie, l'après-midi il avait besoin de dormir à cause de sa maladie. Il allait près d'un torrent, et, en redescendant de ce torrent, il m'appelait. Il me laissait un message téléphonique, tous les jours. Avec juste le chant de la fontaine... Moi, j'étais avec le gouvernement chinois de l'autre côté de la planète, dans mon bureau à Shanghai ; à Paris, à Barcelone, au Mexique... Et j'avais toujours cette petite voix, une fois par jour, qui me rappelait d'où je venais. Une nuit, il est mort, emporté par sa maladie, il y a 5 ans. C'était mon frère. Qu'est-ce qui m'a le plus marqué pendant ces trois ans ici à HEC ? C'est ce coup de fil que je n'aurais jamais voulu recevoir, où j'ai appris que mon frère venait d'être interné pour la première fois, diagnostiqué avec une schizophrénie lourde. Ma vie a basculé. J'ai dû apprendre à parler le langage des fous pour ne pas perdre le dialogue, découvrir la beauté de ce langage ; découvrir que la normalité, ça enferme beaucoup. Découvrir la beauté de l'altérité, m'ouvrir à plein de choses. Grâce lui, j'ai découvert l'amitié de SDF - de temps en temps, je vais dormir avec eux. J'ai découvert qu'on pouvait vivre avec très peu de choses et être heureux. Je suis allé séjourner dans des bidonvilles à Delhi, à Bombay, à Nairobi, à Jakarta ; je suis passé au bidonville d'Aubervilliers, vous savez, c'est pas très loin de chez nous, à Paris. Et tout ça a nourri une chose : c'est que désormais, après toutes ces décennies de croissance, l'enjeu de l'économie, de la globalisation, c'est la justice sociale. Pourquoi est-ce que je vous dis tout cela ? Parce qu’aujourd’hui vous êtes diplômés, vous vous tournez vers l’avenir. Je voudrais féliciter chacun d’entre vous : vous avez désormais un outil très puissant entre vos mains. La question est : qu’allez vous en faire ? Comment allez-vous prendre vos décisions ? J’en suis convaincu, après 25 ans d’expérience, cette main invisible dont on vous a parlé n’existe pas. Et s’il y en a une, elle est encore plus handicapée que mon frère. En somme, nous avons seulement nos mains, pour changer les choses et les rendre meilleures. Et vous avez beaucoup à faire pour cela. Vous allez devoir surmonter les trois principales épreuves qui arrivent facilement avec le statut obtenu par votre diplôme, mes amis : la puissance, l’argent et la gloire. Oubliez la gloire, c’est une course qui n’en finit jamais et qui ne mène nulle part. La liste de toutes les personnes renommées n'existe seulement pour celles qui y regardent leur propre nom. Elles ne s’intéressent pas à ceux des autres. L’argent : j’ai rencontré tant de personnes quand j’étais dans la finance, quand j’ai voyagé dans le monde, qui sont prisonniers de l’argent qu’ils ont gagné – j’en rencontre encore. Ne devenez jamais esclaves de l’argent. Restez libres ! Peu importe la raison pour laquelle vous gagnez de l’argent, peu importe ce que vous en faites, restez libres ! Et la puissance... Je pense que vous pouvez regarder autour de vous : il y a tant de personnes qui sont puissantes et qui ne font rien, juste pour garder cette puissance, pour qu’elle dure un jour encore. La puissance n’a de sens que dans le service rendu aux autres. Et c’est ce service qui vous fera devenir qui vous êtes, en vérité. Le meilleur de vous-même, dont vous n’avez même pas conscience. J’ai donc une question à vous poser, avec laquelle je vous laisserai : qui est votre frère ? Qui est ce petit-frère, cette petite-sœur qui habite en vous et qui vous connaît mieux que vous-même, et qui vous aime plus que vous ne vous aimez vous-même ? C’est cette petite voix qui parle de vous, qui dit que vous êtes plus grand que vous ne le pensez. Qui sont-ils ? Ceux qui vous apporteront cette voix, cette musique intérieure, cette mélodie qui vous appartient, qui est unique, et qui transformera la symphonie du monde qui vous entoure. Qu’elle soit grande ou petite, elle le changera ! Le monde en a besoin, et vous le méritez. Trouvez votre frère, trouvez votre sœur et quand vous les rencontrerez, dites-leur bonjour de ma part, nous sommes amis.
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Et à ne pas oublier :Hélie Denoix de Saint Marc, « Que dire à un jeune de 20 ans », récité par Jean Piat
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Août 2022
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